Sois normale et tais-toi : enquête sur l’autisme féminin

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Les reines du silence

Sois normale et tais-toi : enquête sur l’autisme féminin

Texte : Sonia ROMERO RUIZ et Maud WILQUIN
Data : Justine Massut
Photos : Mathilde METTENS

L'autisme féminin, c'est un peu la théorie de la Terre plate toujours enseignée au 21ème siècle. Depuis sa « découverte » dans les années 1940, le modèle de l'autisme se construit sur des patients masculins, sans soupçonner un autisme féminin. À cause des biais médicaux et des normes sociales, ces femmes autistes sont inaudibles et passent effectivement inaperçues. Mais pas à la loupe, ni au micro, d'une enquête rétablissant l'autisme aux femmes comme la Terre ronde aux savants grecs.

La sous-représentation des femmes autistes, une fatalité ?

D'après les statistiques, les Troubles du Spectre Autistique (TSA) concernent davantage les hommes que les femmes. Sur cinq personnes autistes diagnostiquées, quatre sont du sexe masculin et une seulement du sexe féminin. Nous sommes pourtant entourés de plus de femmes autistes qu'on ne le pense. Ces filles, qu'elles soient jeunes ou plus âgées, souffrent à la fois de leur différence et de l'indifférence de la société à leur égard.

Statistiques générales sur l'autisme dans le monde et en Belgique

Quand on y regarde de plus près, tout concourait à ce que les femmes autistes soient moins représentées : en 1943, les scientifiques Kanner et Asperger s'intéressent sérieusement à la thématique de l'autisme. Pour eux, cette maladie ne concerne que les enfants. Et pour en tirer cette conclusion, ils ne se basent que sur un échantillon composé … de garçons. Dès le départ, les scientifiques ne s'occupent aucunement des filles ; incapables dès lors de déterminer si elles manifestent leur TSA de la même manière que les hommes, ou si elles ne le manifestent pas du tout. Et cette faille dans l'échantillon s'est à nouveau répétée dans les études qui ont suivi celle de Kanner et Asperger. À l'époque, la question ne se pose pas : l'autisme ne touche tout simplement que la gente masculine.

Mais les femmes autistes sont-elles pour autant inexistantes ? Non, la grande majorité d'entre elles – celles qui ne présentent pas de déficience mentale, les autistes de « haut niveau » – est simplement incomprise : « J'ai toujours trouvé les gens de mon âge beaucoup plus futiles, même petite. Rester avec des gens plus âgés me permettait d'avoir des conversations plus intéressantes, plus adultes. À l'école, j'étais toujours le dindon de la farce, j'avais très peu d'amis », explique Anne, l'une des femmes autistes que nous avons rencontrées.

Statistiques des femmes autistes diagnostiquées en fonction du Q.I.

Entre masculin vulnérable et féminin protecteur

L'autisme étant de nature génétique, deux théories se sont penchées sur le sexe masculin et le sexe féminin comme variables. Le but : comprendre la prévalence plus élevée de garçons autistes. La première perspective fut de considérer le sexe masculin comme facteur de vulnérabilité : les hommes seraient alors particulièrement touchés par les risques d'être autiste. « Certains chercheurs postulent qu'étant donné que les hommes ont seulement un chromosome X, ils seraient hypersensibles aux mutations sur ce chromosome », avance Philippine Geelhand, doctorante en linguistique à l'Université Libre de Bruxelles et membre du projet ACTE (Autisme en Contexte : Théorie et Expérience). Le deuxième chromosome X intacte des filles "neutraliserait" ainsi les mutations du chromosome X affecté. Le problème de cette théorie : les variations génétiques sur le chromosome X n'expliquent que… 1,5% du risque d'autisme.

L'importance du biais sexuel dans la prévalence de l'autisme doit alors trouver une autre cause. Entre en jeu la seconde perspective, l'autre facette de la pièce : le sexe féminin comme facteur protecteurcontre l'autisme. Le résultat est le même : « plus de garçons diagnostiqués que de filles. Mais les implications sont bien différentes : l'hypothèse est maintenant que la distribution des facteurs à risque de l'autisme est la même pour les filles et les garçons », révèle la linguiste.

Julie

Julie
Julie, diagnostiquée autiste depuis 2 ans

Nous retrouvons Julie dans le bar qui lorgne la place Horta à Bruxelles. Nous ne sommes qu'en début d'après-midi et pourtant l'endroit est presque plein. Ce n'est pas habituel d'après Julie. Mais qu'à cela ne tienne, elle décide de maintenir l'interview. On entend les conversations des serveurs et des clients, le tintement des verres, la musique de fond. Pour la plupart des gens, ce brouhaha n'est pas dérangeant. Mais pour Julie, c'est différent, elle doit se concentrer plus que les autres. Julie est autiste sans déficience mentale. Invisible de l'extérieur, destructeur de l'intérieur, Julie tapote son index sur sa tasse de café tout en nous expliquant comment ce trouble a rythmé son quotidien...

Julie grandit dans un contexte familial compliqué. Sa maman n'est pas toujours disponible, mais elle se rend compte que le comportement de sa fille n'est pas normal, pas comme on l'attendrait. La fillette se balance constamment, est très isolée et parle un charabia incompréhensible jusqu'à l'âge de cinq ans où, brusquement, son langage évolue nettement. Mais les parents de Julie n'ont pas l'occasion de consulter un médecin pour comprendre ce qui ne va pas avec leur fille. Leur situation familiale est compliquée, si bien que la même année, à cinq ans, Julie est placée dans une institution. Elle y restera pendant deux ans, deux longues années au cours desquelles les professionnels qualifient la petite rouquine au regard vide de débile mentale. Selon eux, sa place n'est pas au centre mais dans une école spécialisée pour enfants déficients. L'abcès est crevé, mais Julie ne va pas mieux car elle n'est pas débile mentale, elle est autiste, et sans déficience qui plus est. Finalement, la fillette ne fréquentera aucun établissement spécialisé. Les années défilent sans que Julie ne soit au courant du vrai trouble qui la ronge. Elle ne comprend pas sa différence avec les autres, ne comprend pas pourquoi ses camarades de classe la rejettent sans arrêt. Cette situation, Julie finit par ne plus savoir la gérer et tombe dans une profonde dépression. Après avoir passé deux mois dans un hôpital psychiatrique à l'âge de seize ans, Julie retrouve finalement sa liberté, sans réellement être en meilleure forme qu'à son arrivée.

Nettoyage de printemps

Aux portes de la majorité, Julie décide de ranger ses traits autistiques au placard. Le but de la manœuvre : agir normalement. Mais cette initiative ne s'est pas faite spontanément : « J'ai reçu des remarques très blessantes »,développe-t-elle. « Par exemple à 18 ans, on m'a dit : 'arrête de te balancer, ça fait handicapée mentale !' ». Julie a intellectualisé des façons de se comporter qui sont socialement acceptables. En d'autres termes, elle a laissé les autres balayer tous les traits jugés « dérangeants » qui la caractérisaient. Ainsi lavée de tout ce qui faisait d'elle « un être à part » , la jeune fille espère avoir une chance de ne plus être rejetée, de faire partie du groupe. Mais le chemin est encore long : « Quand j'ai obtenu mon diplôme d'auxiliaire de l'enfance, j'ai trouvé du travail dans une crèche où il y avait déjà des employées. Ça a été un échec, je ne m'entendais pas du tout avec mes collègues et il y avait énormément de bruit ».

Un diagnostic tardif

Quelques années plus tard, Julie rencontre l'homme qui saura la mettre en confiance, la protéger et l'aimer. Ils se marient et mettent au monde un petit garçon. Un blondinet adorable … mais qui présente toutefois quelques similitudes avec le comportement de sa mère qui ne se sait toujours pas autiste : « On n'a pas pensé à l'autisme car pour moi, une personne autiste était lourdement handicapée, avec une déficience mentale. C'était quelqu'un qu'on mettait en institution », explique-t-elle. « Par contre, on a pensé à des troubles de l'attention, de la dyspraxie ». Julie et son mari entreprennent alors de faire examiner leur fils par plusieurs médecins, mais aucun des diagnostics ne leur semble justes. Ils tentent alors un ultime rendez-vous. Cette fois, c'est la bonne. Et ce n'est pas un diagnostic qui tombera, mais deux : « Mon fils a été diagnostiqué autiste. Et les professionnels qui le suivaient n'ont jamais eu de doute me concernant. Ils l'ont vu à mon anxiété et au fait que je suis une mère très envahissante, dans le sens où j'ai tendance à tellement m'informer sur un sujet qui me préoccupe que j'en sais limite plus que le médecin qui est en face de moi, ça en devient presque un intérêt restreint. Ce sont deux des caractéristiques de l'autisme. C'est en me renseignant sur le trouble de mon fils que je me suis rendu compte que je correspondais totalement à cette description ». Le diagnostic officiel tombe lorsque Julie a 27 ans : elle a le syndrome d'Asperger.

Dans un premier temps, Julie confie avoir été un peu choquée de son diagnostic : « Je ne m'attendais pas à avoir une réponse aussi claire. J'étais soulagée car quand on est malheureuse toute sa vie, qu'on a l'impression d'être nulle et différente et qu'on ne comprend pas pourquoi on est rejetée, ça fait vraiment du bien d'obtenir des réponses ». Pourtant, une pointe de déception apparaît dans les yeux de la jeune femme : « Mais le fait d'avoir un diagnostic veut aussi dire que l'autisme est ancré en moi, je ne pourrai jamais espérer être différente de celle que je suis. Avant je me disais que c'était les autres qui étaient méchants, maintenant je sais que le problème vient de moi ».

Après son diagnostic, Julie s'est à nouveau rendue dans la crèche où elle travaillait, avec l'espoir d'obtenir des aménagements pour continuer à exercer ce métier qu'elle aime tant. Mais à nouveau, cela s'est soldé par un échec. La patronne rechigne à l'idée de laisser des enfants entre les mains de son employée et finit par la virer. Rupture de contrat pour force majeure médicale. Julie encaisse la nouvelle et semble même soulagée de ne plus avoir à s'y rendre : « Je n'en pouvais plus  »,dit-elle, « j'ai clairement été victime de discrimination. J'ai mon diplôme, je sais reconnaître des besoins exprimés clairement, même si j'ai du mal à déceler les émotions ».

Si tout va bien, Julie, déterminée et courageuse, entreprendra des études de psychologie ou de logopédie dans un an ou deux.

Femmes-caméléons

Pour diagnostiquer un potentiel autisme, deux symptômes au moins doivent se porter présents : les difficultés dans la communication sociale d'une part, les intérêts restreints et comportements répétitifs de l'autre. Facile à dire. Dans la pratique, ce n'est pas une simple grille à cocher comme une liste de course. Encore moins pour les femmes. « Le problème, c'est que les femmes savent mieux s'adapter que les hommes, ce sont des caméléons. Elles font illusion en société. Elles compensent avec des scénarios sociaux pour 'se mettre en scène' », explique Flora Arrabito, membre de l'ASBL Autisme en Action.

Ce qu'il faut traduire par « scénarios sociaux », c'est la capacité des filles à imiter leur mère ou d'autres personnes de leur entourage dès leur plus jeune âge. Ainsi, elles parviennent à camoufler leurs différences. Mais cette capacité du caméléon ne leur vient pas seulement de l'imitation, elles le doivent aussi aux remarques qu'on leur fait depuis toutes petites. Les parents, les professeurs, les collègues, les amis, les maris. « Va jouer avec les autres. Regarde dans les yeux, c'est impoli. Souris plus souvent, tu es jolie. Arrête de te ronger les ongles, de te tripoter les cheveux, de te balancer d'avant en arrière ». Fais comme les autres, sois normale, bon sang.

Perte de personnalité et épuisement

Ce théâtre de scénarios sociaux est la conséquence d'une réelle pression sociale chez les femmes autistes, plus encore que chez les hommes. « C'est un handicap invisible. Il y a tellement de pression pour ressembler à tout le monde que nous intériorisons beaucoup. Et à force d'intérioriser tout ce qu'on te dit au fur et à mesure de ta vie, ça ne va plus », confie Léa, autiste Asperger de 28 ans diagnostiquée cinq mois plus tôt. Elle aussi a parfois l'impression de perdre sa propre personnalité, de ne plus savoir se définir face à cette déferlante de remarques. « On m'a tellement dit 'il faut que tu sois comme ci, moins comme ça, t'es trop agressive, t'es trop calme'… Au bout d'un moment, on est tellement naïve qu'on croit les gens ».

C'est un handicap invisible. Il y a tellement de pression pour ressembler à tout le monde que nous intériorisons beaucoup

Ces techniques d'imitation sont ainsi la seule porte de « sortie » des femmes autistes. Au coût d'un effort psychologique voire physique entraînant une fatigue incroyable : « Je peux me comporter 'normalement' dans les endroits où je me sens à l'aise, comme à la poste par exemple. Par contre, j'ai déjà accompagné mon copain dans des fêtes avec ses amis pour lui faire plaisir, mais il y a trop de bruit, je ne sais plus me concentrer sur ce qu'on me dit, il fait chaud, les lumières sont vives, ça m'épuise… je me suis même déjà retrouvée seule sur un pont de Paris en train de pleurer ! », explique Anne. Parfois l'illusion fonctionne, parfois non. Elles vivent alors une vie entière où d'une part elles ont l'impression d'être hypocrites et de jouer un rôle, et d'autre part de ne jamais y arriver.

Des attentes inconscientes

« Le problème fondamental, c'est qu'il y a un gros biais socio-culturel », explique Philippine Geelhand. Un biais présent chez tout le monde, mais de façon inconsciente. « Les parents ont des attentes différentes par rapport au comportement des filles et des garçons par exemple, et ces attentes évoluent avec l'âge ». Une petite fille calme et peu bavarde n'inquiètera sans doute pas, ses parents se diront qu'elle est sage. « Elle changera en grandissant ». Pour un jeune garçon, on s'attendra plutôt à ce qu'il joue avec ses voitures, soit plus actif. S'il parle peu, il ne collera pas aux attentes : « alerte ». « Il peut y avoir aussi des biais dans la manière dont on s'imagine l'enfant plus tard. Si tu as l'impression à l'adolescence que ton enfant va pouvoir s'améliorer seul, tu vas entreprendre moins de démarches de prise en charge. Ce qui baisse tes chances d'obtenir un diagnostic tôt », ajoute Philippine Geelhand.

Lexique

Des intérêts restreints plus socialement acceptés

Selon Marie Rabatel, présidente de l'AFFA, l'Association Francophone de Femmes Autistes, les intérêts « restreints » sont aussi plus socialement acceptables chez les filles, donc moins visibles. Un avis également partagé par Léa : pour elle, la différence entre hommes et femmes autistes est essentiellement sociale, et très peu neuro-biologique. « Généralement les filles autistes ont des passions qui sont plus 'banales', comme les animaux, la psychologie, la sociologie, l'histoire, le design, la beauté, tout ce qui est cosmétique… Par exemple, une fille qui est super accro aux cosmétiques et qui s'intéresse vraiment à la biologie de la peau, ça ne va pas trop choquer. Un garçon qui s'intéresse aux trains, aux horaires des trains, ça va plus interpeller. Et ça, c'est quand même très culturel ».

Les filles essaient par ailleurs beaucoup plus que les garçons d'intégrer un groupe (sans réussir souvent, mais elles essaient encore et encore). Grossièrement, un garçon qui tente d'intégrer un groupe et qui se fait exclure n'essaiera pas de nouveau. Il s'isolera dans la cour, jouera seul. Bien plus repérable qu'une petite fille autiste en apparence intégrée à l'école.

L'enfer de l'adolescence

L'adolescence, âge ingrat, l'est ensuite d'autant plus pour les filles autistes. C'est à ce moment que l'on aura plus tendance à déceler les différences de l'autisme. « Gérer l'autisme devient beaucoup plus complexe à cet âge car les ados sont focalisés sur la communication et la parole. Alors qu'à l'enfance, on est plus axé sur le jeu  », explique Philippine Geelhand. Les filles sont alors particulièrement incitées à se créer des amitiés solides par la communication sociale. « Pour les garçons, il y a moins d'attentes par rapport à ça », affirme la linguiste. Les traits autistiques deviennent ainsi plus manifestes lorsque les filles atteignent l'adolescence. Ces transformations multiples représentent alors une montagne de difficultés à escalader : elles ne parviennent plus à compenser. C'est cette frustration qui mène à la dépression, l'anxiété, parfois aux pensées suicidaires voire aux tentatives.

Il faut qu'on s'intéresse davantage aux profils spécifiques et pas seulement aux profils stéréotypés des garçons autistes complètement obnubilés par les horaires de train.

Les médecins mal-(in)formés

La dépression est ainsi un diagnostic qui revient souvent auprès des femmes autistes, tout comme l'hystérie, la disharmonie, la bipolarité, les troubles anxieux et les tendances suicidaires. Pour Flora Arrabito, « ce sont ici des conséquences de l'autisme et non des problèmes à part entière. On n'arrive jamais vraiment à soigner une dépression si on ne connaît pas le vrai fond du problème ». Philippine Geelhand partage le même avis. Selon elle, il faudrait que les médecins actualisent leurs connaissances en la matière, afin que les femmes autistes ne vivent plus dans l'ignorance et le rejet : « il faut qu'on s'intéresse davantage aux profils spécifiques et pas seulement aux profils stéréotypés des garçons autistes complètement obnubilés par les horaires de train. Et il faut le faire par rapport à notre compréhension, nos outils de diagnostic et aussi par rapport à nos interprétations d'un comportement chez les filles/chez les garçons. Il faut sensibiliser pour que le diagnostic soit plus automatique ».

Entre vrais cours théoriques hors clichés et formations sur le terrain, les demandes envers les médecins se suivent… et se ressemblent : un réel enseignement en matière d'autisme. « Mon médecin généraliste ne savait même pas ce qu'était l'autisme Asperger », confie Léa. C'est ainsi que l'Université Libre de Bruxelles a lancé début 2018 une formation interuniversitaire sur l'autisme qui rassemble toutes sortes d'experts. Le but : donner une formation approfondie sur l'autisme de tous points de vue : génétique, diagnostic, thérapie. Et avec des perspectives différentes, autant de cliniciens que de chercheurs, que de parents d'enfants autistes. Dans la classe, une trentaine d'élèves, toutes des femmes. « On veut amener une compréhension la plus complète possible de l'autisme, en incluant le genre. Ça commence par une première petite sensibilisation et il y a des chances que plus on en parlera, plus ça raisonnera auprès des gens », espère Philippine Geelhand.

Ivy

Ivy
Ivy se dit autiste depuis plusieurs années

Avec ses cheveux rouges et son nom de personnage de bande dessinée, Ivy a tout pour attirer l'œil. Sa préférence va pourtant à la discrétion. Ivy parle d'une voix très calme, très faible, ne s'emporte jamais. Son leitmotiv : ne pas se faire remarquer, ne pas déranger. La jeune fille de 19 ans se sait autiste depuis ses 16 ans.

« Je prends un traitement antidépresseur et des anxiolytiques car je suis en dépression. Je serais incapable de discuter calmement avec vous sans ces médicaments. Ils ne soignent pas mon autisme, mais ils m'aident à le gérer. Quand on est en dépression, qu'on ne comprend pas pourquoi on est rejeté, pourquoi on souffre, il y a un problème. Mais quand on est accompagné, qu'on comprend qui ont est, qu'on est aidé par quelqu'un ou des médicaments, finalement on en souffre moins. Il n'y a plus de problème à être autiste, plus de problème à être mis à l'écart. On peut expliquer aux autres ce qu'on est ».

La dépression, un facteur fédérateur chez les femmes autistes. Ivy semble à première vue être une jeune femme ordinaire, timide tout au plus. Franchissez la barrière, vous trouverez une adolescente harcelée à l'école, en proie à une anxiété paralysante. Elle est en congé maladie, ne parvient plus à parcourir le chemin jusqu'à son établissement scolaire. « Quand je traverse le couloir, je sais que tout le monde va rire à mon passage, je n'ose même pas aller aux toilettes… Les professeurs ne réagissent même pas », confie Ivy.

La technique de la transparence

La stratégie de survie d'Ivy : la discrétion. La jeune femme se fait aussi petite que possible, aussi transparente qu'une vitre à briser. À force des brimades et remarques, elle a simplement décidé de s'effacer. « Je veux juste qu'on ne me voie plus ». Depuis toute petite, Ivy ne prend pas de place dans la vie des autres, que ce soit avec ses amis ou sa famille. Rêvant presque de devenir la Femme Invisible. « Je pense que c'est ça qui m'a aidé à survivre, puisque 'j'évitais' ainsi tous les problèmes… ». Si Ivy se fond dans le paysage par son comportement, elle n'en reste pas moins singulière physiquement. Son style vestimentaire compense la communication sociale qui lui échappe. « Je ne vais pas vers les autres, mais mes t-shirts de groupes de metal sont un moyen de m'exprimer, une façon de créer du lien. Si les gens connaissent ces groupes, ils pourront venir me parler ». En outre, Ivy préfère qu'on la définisse à l'école comme « la fille aux cheveux rouges » plutôt que « la fille bizarre ».

Le refus maternel

Certaine de son autisme, Ivy doit néanmoins affronter le déni de ses parents, particulièrement de sa mère. Celle-ci ne lui a parlé que très tard de ses comportements autistiques lorsqu'elle était enfant. Enfant, elle se tapait le dos contre les barreaux de son lit pour s'endormir. Et finissait pleine de bleus. Sa mère ne l'a jamais emmenée à l'hôpital, par peur des services sociaux. Ivy, elle, n'a aucun souvenir de ces épisodes. « Je ne le fais plus aujourd'hui, j'imagine que ça a dû s'arrêter naturellement. J'ai encore des balancements mais je ne me fais plus autant mal, en tout cas plus involontairement. Quant à ma mère, elle pense que c'est 'parti'. Mais au fond, je suis toujours comme ça ».

Diagnostic : non merci

Si sa maman refuse ses traits autistiques, elle accepte pourtant le handicap de son petit copain, François, atteint du syndrome d'Asperger. C'est grâce à lui qu'Ivy a pris conscience de son propre autisme et accepté sa différence. Qui se ressemble s'assemble. « Il l'a constaté avec le temps parce qu'on est très fusionnels, on se comprend sur plein de choses que je ne peux pas comprendre avec les autres. On se ressemble tellement que parfois c'est plus qu'évident que je sois autiste ». Ivy ne souhaite pourtant pas être diagnostiquée. « Je sais que je suis autiste, explique-t-elle, alors je n'ai pas envie d'attendre un an et demi pour avoir un rendez-vous pour qu'on me dise quelque chose que je sais déjà. J'aurai aussi l'impression d'avoir une étiquette sur le front, que tout le monde saura que je suis autiste, alors que j'essaie plutôt d'être discrète ». Il faut dire qu'attendre un rendez-vous peut prendre des mois voire des années pour les adultes. Il y a trop peu de centres pour que toutes les demandes puissent être traitées dans un délai minimal.

Syndrome de l'imposteur

Ivy a pourtant eu du mal à croire en son autisme pendant très longtemps, la faute à son syndrome de l'imposteur : une certaine forme de pathologie psychologique à cause de laquelle la personne atteinte porte un jugement irréel sur elle-même. Tout ce qu'elle fait (et qui pourrait l'aider à aller mieux) lui font alors croire qu'elle ment constamment à tout le monde. Une attitude autodestructrice très fréquente chez les personnes atteintes du syndrome d'Asperger en général. Elles ont ainsi l'impression que leurs droits ne sont « que de la poudre aux yeux », qu'elles font semblant d'être malades. Des pensées totalement erronées qui faussent le diagnostic. Ivy ne doit pas seulement affronter les normes sociales, mais aussi ses doutes personnels. À choisir, elle pencherait pourtant vers Asperger plutôt qu'Imposteur.

« J'étais contente qu'on s'intéresse à moi »

Une étude canadienne estime que 70 à 90% des femmes autistes subissent au moins un abus sexuel au cours de leur vie contre 36% des femmes belges ne présentant aucun handicap, selon l'Agence Européenne des Droits Fondamentaux (FRA).

« J'ai dit non, mais je n'ai peut-être pas assez dit non », « j'avais quatorze ans, c'était deux garçons d'un ou deux ans de plus que moi ». Ce sont des propos que nous avons recueillis par une jeune autiste au cours de notre enquête. Selon elle, si les femmes autistes étaient diagnostiquées plus tôt, elles pourraient peut-être passer à côté de ces drames. « Si j'avais eu un encadrement éducatif et psychologique dès le plus jeune âge, ça m'aurait aidée. On m'aurait dit ce qu'il risquait de se passer si un homme m'invitait à boire un verre chez lui ou s'il se tenait trop près de moi. On m'aurait appris à me comporter en conséquences ». Et pour cause, ce qui paraît évident pour une femme dite « ordinaire » ne l'est peut-être pas pour une femme autiste.

Il avait 60 ans, j'en avais 15.

Les filles atteintes de ce trouble ont bien du mal à comprendre les émotions que ressentent les autres. Si elles savent imiter les scénarios sociaux « basiques », ceux qui n'induisent pas d'émotion particulière chez les gens, il est bien plus compliqué pour elles de comprendre les scénarios plus « intimes » et de réagir de façon appropriée. Une situation des plus douteuses leur paraît tout à fait normale. « J'ai vécu quelques temps chez mon ancien compagnon  », témoigne l'une d'entre elles. « Il avait 60 ans, j'en avais 15. Il avait une réelle emprise mais je ne m'en rendais pas compte, même s'il me demandait de faire des choses, et de poser de façon explicite face à l'objectif de son appareil photo. Pour moi, c'était comme un père : il m'éduquait, m'offrait des choses, m'hébergeait. À l'époque, je n'y voyais rien d'anormal ».

Les femmes autistes sont davantage touchées par les abus parce qu'elles se sentent très seules. Bien souvent sans amis à qui parler et sans encadrement extérieur, les autistes ont tendance à faire confiance à la première personne qui leur manifeste de l'intérêt. En se jetant à corps perdu dans cette nouvelle histoire, elles espèrent ne plus être abandonnées, ne plus tomber sur quelqu'un qui profite de leur naïveté. Malheureusement, il arrive que l'histoire doive se répéter plusieurs fois avant que la personne ne prenne pleinement conscience de ce qui lui arrive. Ivy aussi a vécu une situation semblable, à cause du beau-père d'une amie – l'une des rares – chez qui elle allait parfois dormir, et qui se permettait « beaucoup d'attouchements perturbants ».

Manipulation psychologique

Mais les abus ne sont pas toujours d'ordre sexuel. Ils sont aussi psychologiques et peuvent se produire à l'école, par exemple. Pour cette jeune autiste, la naïveté est également mise en cause : « Comme nous sommes sincères, nous avons du mal à croire que les autres aient des idées derrière la tête. On peut facilement être manipulées. On a envie d'être aimées donc on se dit que si on fait telle chose pour quelqu'un, il va forcément nous apprécier. C'est comme ça qu'on commence à faire un de ses devoirs, puis deux … mais c'est encore pire en fait. Plus on essaie de faire ce que les autres veulent, moins on est respectées ».

Ces abus moraux, psychologiques, sexuels sont graves. Ils ne représentent pourtant qu'un fragment des difficultés des femmes autistes ; la partie émergée de l'iceberg qu'elles endurent quotidiennement. Incomprises et incompréhensibles, elles ne survivent que par le mensonge social. Comme Hugo Horiot le déclare dans L'empereur, c'est moi : « Qu'y a-t-il de plus personnel et individuel que la vérité ? Elle porte une robe différente pour chacun d'entre nous. Et la vérité de l'un sera le mensonge de l'autre ». Ne reste plus qu'aux médecins à repenser leur définition de la vérité autistique. Ne reste plus qu'à la société dans son ensemble à voir la différence sous un autre angle, à ne pas s'arrêter aux apparences trompeuses. À ouvrir grand les oreilles pour enfin entendre ces femmes autistes et faire en sorte qu'elles ne souffrent plus en silence.